Lahouari Bakir

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L’effet Vertigo

Résistance, lutte, parfois même désolation émanent des peintures de Lahouari Mohammed Bakir.
Mises en scène austères et silencieuses, elles répondent à des faits réels ou imaginaires, bien souvent tragiques.
Attentif à l’actualité, aux conflits internationaux,Lahouari Mohammed Bakir travaille à partir de fragments de réalité - photos, observations personnelles, notes, dessins - autant d’éléments catalyseurs de constructions mentales qu’il transpose ensuite sur toile. Puis il s’émancipe de ses sources, agit comme un filtre, opère une décontextualisation du sujet, dans le temps et dans l’espace, pour créer une nouvelle subjectivité. Dans son œuvre, il est question de guerres, violences et revendications, jamais explicitement évoquées, mais dont la tension demeure palpable, sous-jacente, hantant la mémoire collective, le souvenir et l’histoire.
Ses peintures donnent à voir des éléments fragiles, néanmoins hautement symboliques, qui semblent parfois surgir du néant. A bien les regarder, le vide est aussi important que le su- jet lui-même, tout aussi structurant. Privilégiant des tonalités sourdes, subtils camaïeux de gris, ocres, il fait émerger des fonds longuement travaillés de frêles silhouettes, esquisses qui s’infusent, se dissolvent dans la matière. C’est le cas des grandes huiles de la série The Day Before (2012), Fusil et Drapeau, obtenues à l’aide d’un cadrage serré sur un motif unique, perdu dans un vaste monochrome. Au fusil oublié, en appui contre un mur, répond un drapeau de fortune, timide linge blanc érigé au sommet d’une branche dressée. L’incertitude plane, la trêve proclamée peut être menacée à chaque instant. A l’image d’un souvenir impalpable, ces présences fantomatiques caractérisent la pratique picturale de Lahouari Mohammed Bakir, qui travaille toujours à la frontière ténue de la figuration et de l’abstraction, de la matérialité et de l’invisibilité, entre apparition et évanescence.
Avec Body Bag (2011) la mort est là, sous nos yeux, en premier plan. On devine la forme d’un corps inerte, déposé à terre, recouvert d’un linceul impersonnel. Le fond monochrome se mêle
à la forme même du sujet, masse allongée, indéfinie. Palestro (2013) est une des rares toiles qui fait référence à un fait historique, l’embuscade de Palestro, épisode sanglant de la guerre d’Algérie. Dans cette peinture, il est question de barbaries, d’exactions, de représailles. Les vestiges de l’histoire, ceux de la mémoire sélective, se résument à un crâne et une tête cagou- lée. Ces reliquats parcellaires suffisent à activer le souvenir collectif. Un dessin au gra- phite, reprenant la topographie des lieux du drame, est ajouté sur la toile, scotché comme un indice narratif.
Les récents tableaux, réalisés à l’acrylique, sont de plus petits formats. Les fonds occupent toujours une place prépondérante dans leur construction, où filtre une faible lumière. Les es- paces sont déserts, la présence humaine suggérée en creux, au travers d’objets non identifiés, nommés Objets de révoltes (2014). Ces assemblages fragiles, constitués d’éléments de rebus, arborent des formes agressives, pointues, hérissées. Objets de combat ou de défense, armes ou boucliers, ces objets de révoltes s’affirment et résistent à toute forme d’autorité. Ces ob- jets induisent pour la première fois la notion de mouvement, de déplacement dans l’espace de la peinture. Ces objets saillants, bricolages improvisés, ne sont guère éloignés des Objets de prémonition de Daniel Pommereulle, dont l’œuvre fut fortement influencée par les conflits contem- porains de sa génération.
Nightmare (2014) nous plonge dans la noirceur d’un paysage inquiétant, que seule une tente blanche illumine. Hébergement précaire destiné aux réfugiés sans abris ou petit chapiteau dressé au milieu de nulle part par les gens du voyage ? Entre fiction et réalité, cette toile énigmatique nous laisse perplexes. On retrouve ici le goût poussé de la précision dans le traitement des éléments. Les plis tendus de la structure, aux reflets irisés, sont extrêmement détaillés, rejouant le quadrillage évanescent qui flotte sur le monochrome noir, obstruant le regard, la perspective, rappelant l’empêchement, l’oppression.
Aux confins du visible et de l’invisible, les peintures de Lahouari Mohammed Bakir témoignent de la perception et du regard d’un artiste sur le monde. Puissantes et fragiles à la fois, elles conjuguent mémoire et émotion. Le hors champs, le silence et le vide participent de l’équilibre et de la justesse de leurs compositions, les plaçant du côté de la sincérité et de la retenue, à l’image de la personnalité de l’artiste.

Anne-Laure Flacelière.
Chargée de l’étude et du développement de la collection du MAC/VAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne

Lahouari Mohammed Bakir, L’action restreinte bouge encore.

Le travail exigeant et concentré de Lahouari Mohammed Bakir est essentiellement pictural. Il lui arrive toutefois de délaisser la toile pour produire des objets et des images photographiques en nombre restreint. À côté des peintures élaborées dans le secret de l’atelier, ces objets et ces images offrent un contrepoint intempestif et déclaratif. Ce sont souvent des mots (« Homeland », « Eldorado »), voire une phrase entière (« Ma mère m’aurait bien vu à la place de Rachid Arhab »), écrits à la main sur du carton ou bien au néon et brandis comme des pancartes ou des banderoles, en des sortes d’adresses ambiguës, mixtes de revendications, de déplorations et de protestations. Comment comprendre Homeland, photographie prise devant le port de Sète, où passent les bateaux qui vont au Maroc, remplis d’immigrés qui rentrent au pays pour les vacances d’été ? Est-ce la requête désespérée d’un candidat au retour vers sa patrie ou bien la pancarte de fortune de celui qui la proclame justement ici, de ce côté-ci de la Méditerranée ? Et pourquoi la proclame-t-il dans la langue internationale des naufragés et des artistes ? Peut-être avant tout parce que le mot français de « patrie » ne peut plus s’énoncer ici, pas plus qu’en arabe. Mais comment diable se dit « patrie » en art ? Et l’art en a-t-il une, ou bien deux – deux au moins ? Autant peut-être que d’apatrides...
Né à Nîmes en 1973, la double polarité franco-algérienne de Lahouari Mohammed Bakir est au cœur de ses préoccupations plastiques et constitue le fond divisé sur lequel il repose, à nouveaux frais, la question irrésolue de l’art comme activité séparée, ainsi que l’atteste sa tonsure, reprise de celle fameuse de Duchamp, avec l’ajout du croissant du drapeau algérien, cette fois plus petit que l’étoile (La Révolution promise, 2013). Ses deux plus récentes séries de peintures : The Day Before (2011-12) et Objets de révolte (2014), s’attachent à nous présenter des objets qui hésitent entre le signe et la représentation. Comme abandonnés au milieu du tableau, ce sont de fragiles silhouettes à peine détachées du fond quasi monochrome qui en forme l’appui : un fusil sans âge, un drapeau blanc confectionné sur une brindille gracile, un body-bag en vert fluo ton sur ton. Leur présence fantomatique constitue le seul événement figuratif auquel nous puissions nous rattacher et leur position suggérée en appui précaire semble attendre de notre part autre chose qu’un simple égard contemplatif. Les Objets de révolte, par leur titre même, nous y engagent d’emblée ; toutefois, ces objets sont insaisissables : fabriqués à partir de morceaux récupérés dont l’origine est perdue, ces patchworks objectaux lorgnent davantage vers la fameuse bobine de fils sans utilité de Kafka, appelée Odradek, que vers des formes d’armes même rudimentaires. Ces peintures d’objets sont comme en attente d’un sujet, un sujet de peinture qui aurait réconcilié en lui tous les motifs à peindre et tous les motifs d’agir.

Vincent Labaume.
Artiste et critique d’art.
Salon de Montrouge, mai 2015.